Dixième partie
15 novembre 1476
Cendres arriva au pied de la butte dans un crépitement de mottes de terre, sous la lumière révélatrice de la lune.
Ses yeux se désaccoutumèrent de la vision nocturne acquise dans la forêt. La lune froide, dégagée de nuages, brillait sur la route où elle était accroupie.
Oh, merde ! Je suis entourée de cadavres !
Un ciel clair amenait des températures plus basses avec du givre qui scintillait sur la boue, du verglas qui formait une pellicule sur les flaques, des trous remplis d’eau et des plaques de bourbe. Autour d’elle, serrés les uns contre les autres dans les ornières boueuses escarpées et infranchissables, des charrois à chevaux et des gens – des chevaux à l’échine osseuse et incurvée, les têtes ballantes de sommeil ou d’épuisement. Et des hommes, des hommes et des femmes recroquevillés sur le sol, crasseux, insoucieux de la boue qui gelait autour d’eux et sur eux dans leur sommeil, ou gisant morts dans la nuit.
Cendres se figea, ramassée dans le froid cruel, s’attendant à des clameurs.
Rien.
Elle se frotta les yeux pour en chasser les larmes glacées amenées par le vent, se dit : Non, c’est seulement l’apparence d’un champ de bataille – mais il n’y a pas de cadavres empilés à hauteur d’homme, pas de pillards à l’œuvre, ni corbeaux ni rats, pas de sang qui sèche ; ça n’a pas l’odeur d’un combat, d’une escarmouche, d’un massacre.
Ces gens dorment, ils ne sont pas morts.
Des réfugiés.
En train de dormir, épuisés, là où ils se trouvaient lorsque les ténèbres sont tombées hier soir.
Elle demeura parfaitement immobile, attentive au moindre mouvement d’hommes qui s’éveilleraient, et s’orienta. Le camp du Lion derrière elle ; ici, la route du sud, de Dijon vers Auxonne. Dijon à deux kilomètres en avant, de l’autre côté de prairies et d’une armée d’invasion.
Une pensée envahit son esprit. Mais, bien sûr, je pourrais me contenter de poursuivre ma route. Rester à l’écart de Dijon. Continuer. Laisser derrière moi Floria et la Faris, la compagnie, et les Machines sauvages : tout abandonner, parce que tout a changé, désormais ; je n’ai jamais eu d’autre envie que d’être soldat…
C’en a été fini sur la plage à Carthage. C’en a été fini quand j’ai été contrainte par quelque chose de me mettre en marche vers les pyramides, vers les Machines sauvages.
Au sud de sa position, Cendres entendit le clairon lointain de l’appel d’un loup. Un autre ; deux autres ; puis le silence.
Toujours envie de t’enfuir ?
Elle sentit sa bouche bouger, avec amertume.
Mais je suis un soldat. J’ai deux cents raisons, qui vivent et qui respirent, derrière moi, et qui justifient mon besoin de réponses, tout de suite.
Bien sûr, je pourrais foutre le camp et laisser Tom Rochester au commandement. Partir ailleurs. M’engager quelque part comme simple troufion. Arrêter d’essayer de tout tenir à bout de bras…
Un pincement d’inconfort dans le ventre lui fit comprendre l’ampleur de sa peur. Plus grande qu’elle ne s’y attendait.
Est-ce parce que je suis folle de me rendre maintenant chez les Wisigoths ? Oui, il faut être fou. La première sentinelle à la con risque de me tailler en pièces sans poser de questions. La Faris peut me faire exécuter. Ou m’expédier par bateau à Carthage – ce qu’il en reste. Je crois la connaître, après Bâle – mais est-ce bien vrai ? Je prends des risques imbéciles !
Et tout ça, avant même d’obtenir des réponses à mes questions.
Abandonne ton armure, jette ton épée. Couche-toi pour dormir auprès d’une de ces femmes, lève-toi au matin, et continue à marcher. Je pourrais garder mon visage dissimulé, mais personne ne va me reconnaître ; pas parmi ces gens-là.
Il doit y avoir des centaines de milliers de réfugiés, dans cette guerre. Je n’en serai qu’une de plus. Même si elles manipulaient l’armée de la Faris, les Machines sauvages ne me retrouveraient pas. Je pourrais sortir de Bourgogne, je pourrais rester cachée des mois. Des années.
C’est ça : abandonne ton armure, abandonne ton épée ; fais-toi violer et assassiner parce que tu possèdes encore une paire de bottes.
Personne ne remuait, à force d’épuisement.
Cendres se remit debout avec précaution. La cotte bouclée par-dessus sa brigandine et le manteau couvrant le tout évitaient à son armure de trop se faire remarquer. Elle garda une main sur le fourreau de son épée. Sous le capuchon et le casque, elle avait le sentiment d’avoir le visage à nu. Le vent froid envoyait ses cheveux fouetter ses joues balafrées, des cheveux désormais trop courts pour lui atteindre les yeux.
Je resterais en vie, se dit-elle. Du moins jusqu’à ce que je crève de faim.
Un goût d’urine s’imposa dans sa bouche. La route puait la pisse et les excréments. Cendres enjamba de profondes ornières de charrois, se déplaçant en silence sur la terre gorgée d’eau, entre des groupes de corps affalés : des hommes et des femmes tellement harassés qu’ils s’étaient écroulés sur place, pour atteindre l’aube du lendemain.
Il lui fallut une minute avant de s’apercevoir qu’elle discernait des enfants partout ; chaque famille ou presque avait des bébés au maillot et des petits en bas âge. Quelqu’un au loin toussa, un nourrisson pleura. Cendres cligna des yeux, dans le froid de la nuit.
À cet âge-là, je faisais partie d’une portée d’esclaves à Carthage. En attendant le couteau.
Se déplaçant dans la boue avec la discrétion d’un animal – il n’y avait pas de chiens, ici, et peu de chevaux ; rien que des gens à pied, avec ce qu’ils pouvaient emporter sur leur dos –, elle posa ses bottes avec précaution, évitant les trous d’eau, et traversa la piste. Elle ressentit l’impulsion de laisser son manteau étendu sur un enfant, mais son déplacement furtif et machinal l’entraîna plus loin avant qu’elle ne puisse y céder.
La Faris et moi, nous avons plus en commun l’une avec l’autre que nous n’en avons avec ces gens.
Son souffle fumait dans l’air froid au clair de lune. Sans hésitation, elle obliqua vers le nord, progressant en direction du carrefour et du pont au nord de la ville.
Je ne vais pas m’enfuir. Pas avec Robert et les autres à Dijon. La compagnie le sait, et je le sais : c’est pour ça que la décision de venir ici ne m’a jamais appartenu.
Au diable le comte d’Oxford, au diable John de Vere ; pourquoi n’a-t-il pas mené tous mes hommes à Carthage ! Je pourrais être à une moitié du monde d’ici !
J’en aurais fini, maintenant.
J’entendrais quand même la voix d’un mort…
Godfrey – ah, bon Dieu ! Il me manque, Godfrey !
C’est déjà si douloureux de se souvenir si clairement de lui que je crois l’entendre ?
Elle continua à avancer pesamment, à travers une lande givrée, sur des terrains qu’elle aurait mis quelques minutes à franchir, de jour. Elle accorda un coup d’œil à la lune, vit qu’il s’était écoulé un peu moins d’une heure et, ce faisant, franchit une éminence et se retrouva en vue du pont et de la grande partie nord du camp des assiégeants.
« Ah, la vache !… »
En le découvrant avec John Price depuis le promontoire, elle n’avait vu que l’ouest de la rivière : des tentes déployées sur cinq ou sept kilomètres de ce qui avait été des coteaux couverts de vignobles, des champs de blé et des prairies inondables. À présent, de l’autre côté du pont, au nord de la ville, il n’y avait plus rien que des tentes, par centaines, blanches sous la lune ; et plus loin encore, des structures sombres qui auraient pu être des fortins de campagnes, dressés comme quartiers d’hiver. Et de nouvelles grandes machines de siège : des trébuchets, et les silhouettes parallélépipédiques de beffrois d’assaut tapissés de peaux.
Aucun golem en vue.
Le pont était sombre, rien qu’un feu de camp çà et là sur le périmètre de ce côté, et le mouvement intermittent des gardes autour d’eux. Les vestiges d’anciennes crucifixions pendaient aux arbres : rappel muet de ce qui attendait les réfugiés. Elle commença à capter des bribes de voix, dans l’air glacé : du latin carthaginois.
J’ai une heure avant que John Price agisse. J’espère. Ne rate pas ton coup, rosbif…
Ce serait facile, dans la nuit, la confusion, le manque de minutage, de commandement et de contrôle, de voir tout se barrer en quenouille en moins de temps qu’il n’en fout pour le dire. Cendres le sait, se demande un instant si elle ne devrait pas tourner les talons et, sur ce doute, carre bien ses épaules et avance, descendant la pente boueuse, sur la route qui conduit jusqu’au pont et au périmètre du campement wisigoth.
« Halte !
— Ça va, ça va, lança Cendres sur un ton jovial. Je fais halte. » Elle écarta ses gantelets de ses côtés, ses paumes ouvertes clairement exposées.
« Y a pas de nourriture, merde ! beugla en français une voix exaspérée. Maintenant, fous le camp ! »
Une autre voix, plus grave, déclara, en carthaginois : « Tirez un carreau d’arbalète au-dessus de leur tête, nazir, ils vont décamper.
— Oh, quoi ? » Cendres étouffa un pouffement. L’exaltation pétillait dans son sang ; elle se retrouva avec un sourire si large qu’elle en avait mal à la bouche, et que le froid de la nuit lui agaçait les dents. « Bordel de Christ Vert sur l’Arbre ! Aldéric ? Le harif Aldéric ? »
Il y eut un bref moment de silence total, durant lequel elle eut le temps de penser : Non, bien sûr que non, tu te trompes, ma fille, ne sois donc pas si conne, puis, provenant de l’une des silhouettes sombres à la porte des charrois, la même voix d’homme demanda : « Jund[17] ? C’est vous, jund Cendres ?
— Par la gueule béante des enfers ! C’est pas possible !
— Avancez pour qu’on vous identifie ! »
Cendres essuya l’humidité sur sa lèvre supérieure avec la manche froide de sa cotte et remit le bras au chaud sous son manteau. Elle avança, trébuchant dans un peu de boue, sa vision nocturne dissipée pour avoir contemplé leur feu ; et elle aboutit sur la boue piétinée qui entourait le portail d’osier, entre des charrois qui bloquaient le pont.
Une demi-douzaine d’hommes armés de lances avancèrent, un officier barbu et casqué à leur tête.
« Cendres !
— Aldéric ! » Elle tendit le bras en même temps que lui : ils s’empoignèrent par le bras et restèrent à se regarder avec un grand sourire pendant une seconde de stupeur. « On tient les gardes du périmètre à l’œil, hein ?
— Vous savez comment ça se passe. » Le robuste Carthaginois rit doucement, la lâchant, passant la main sur sa barbe tressée.
« Alors, qui avez-vous fichu en rogne, pour vous retrouver muté ici ? »
La question le prit par surprise, elle le constata ; le fit de nouveau se concentrer sur son rôle de soldat, d’ennemi. Son visage noyé d’ombre se fit sévère. « Beaucoup ont péri lors de votre attaque contre la maison Léofric.
— Beaucoup de mes hommes aussi. »
Un hochement de tête songeur. Le harif claqua des doigts, marmonna quelques mots à un garde, et l’homme fila en courant vers l’intérieur du camp. Cendres le vit ralentir, une fois sorti de la clarté du feu à la porte, qui le guidait.
« Je devrais vous considérer comme ma prisonnière, je suppose », déclara Aldéric sur un ton monolithique. Il avança et la clarté du feu brilla sur son visage. Cendres vit, en même temps que l’étonnement qu’il dissimulait, une brève bouffée d’amusement. « Que Dieu dans Sa miséricorde vous damne ! Je n’aurais pas cru une femme capable de ce que vous avez accompli. Où est le jund anglais, l’homme en livrée à l’étoile blanche ? Est-il ici avec vous ? Qui est avec vous ?
— Il n’y a personne avec moi. »
Sa bouche se dessécha quand elle parla. Elle se dit : Merde, il fallait que je tombe sur lui, il me connaît, il va faire sortir les gardes du camp, John Price va avoir son travail compliqué du côté des engins de siège.
Bah, c’est un rude gaillard, il peut se démerder.
« Il n’y a rien d’autre que ce que vous voyez, déclara Cendres en conservant ses mains gantées en évidence. Oui, je porte une épée. J’aimerais la conserver. »
Le harif Aldéric secoua la tête. Il poussa un profond beuglement de rire. Avec une jovialité bonhomme, faisant signe à ses hommes d’avancer, il déclara : « Je n’aurais pas confiance en vous si vous portiez une cuillère émoussée, jund ; alors, encore moins une épée. »
Cendres haussa les épaules. « D’accord. À votre place, ceci dit, je poserais d’abord la question à la Faris. »
Aldéric lui-même tira en arrière le manteau de Cendres tandis que deux de ses gardes lui retenaient les bras, et il commença à déboucler son baudrier. Il avait des doigts vifs, même par ce froid. En se redressant, l’épée de Cendres dans son baudrier entre ses mains, il répondit : « N’essayez pas de me faire croire que le général est au courant de votre présence.
— Non. Bien sûr que non. Vous feriez mieux de la prévenir. » Cendres soutint son regard. « Vous feriez mieux de l’avertir que Cendres est venue négocier avec elle. Désolée de ne pas avoir apporté mon drapeau blanc. »
Elle put voir en une seconde que son culot séduisait Aldéric. Le harif se retourna, lança des ordres aux gardes à la porte, et les hommes encadrant Cendres la poussèrent en avant, sans brutalité particulière, vers l’intérieur du camp. La rivière chuchotait en contrebas, tandis qu’ils passaient le pont pour suivre entre les tentes des passages boueux qui apparaissaient nettement dans la blancheur du clair de lune.
L’absolue réalité de sa présence en ce lieu, en ce moment, parmi des hommes en armes qui n’hésiteraient absolument pas une seconde à la tuer, cette réalité lui faisait écarquiller les yeux dans le vent glacial de la nuit, comme pour imprimer les silhouettes éclairées de lune de centaines de pavillons soulignés de givre ; ses oreilles absorbaient le bruit de leurs pas, qui craquaient dans la boue. Et cependant, cela paraissait irréel. Je devrais être avec ma compagnie : c’est de la folie !
Cendres, marchant dans le sillage du harifi entendit un molosse aboyer une fois ; une ombre pâle, au corps svelte, dans la nuit, fouillant de la truffe les détritus abandonnés à l’extérieur d’une des grandes tentes de casernement. Presque aucune petite tente, nota Cendres, les Wisigoths aiment cantonner leurs hommes en unités plus grandes. Une effraie fila comme une ombre blanche et funèbre au-dessus de sa tête, lui mit le cœur au bord des lèvres, lui rappelant une chasse, dans les ténèbres de Carthage, parmi les pyramides.
Ils dérapèrent, gravissant et descendant des pentes, parcourant un kilomètre ou plus, toujours à l’intérieur du campement, s’approchant à peine des remparts nord de Dijon. Le clair de lune se reflétait sur quelque chose : les ardoises malmenées par l’artillerie des toits sur les tourelles de Dijon.
Quelque part, une poterne est en train de s’ouvrir. Je vous en prie, mon Dieu.
« Sept hommes sur mes quarante sont morts au cours de votre attaque contre la maison », dit Aldéric, en ralentissant pour marcher à la hauteur de Cendres. Il continuait à regarder devant lui, son profil était net dans la lumière d’argent. « Le nazir Theudibert. Les soldats Gaina, Barbas, Geiséric… »
Cendres laissa un peu de l’amertume qu’elle ressentait filtrer dans sa voix : « Ce sont des hommes que j’aurais tués moi-même. »
En considérant le visage barbu d’Aldéric, elle le jugea totalement renseigné – un bon commandant le serait – des coups qui lui avaient fait perdre son enfant ; il connaissait les noms des responsables.
« Vous avez trop l’expérience de la guerre pour placer les choses sur un plan personnel. D’ailleurs, jund, vous n’êtes pas morte dans notre Citadelle quand elle s’est effondrée. Dieu vous épargne dans un but : d’autres enfants, peut-être. »
À ces mots, elle leva les yeux vers le solide Carthaginois.
Il sait que j’ai perdu un enfant, mais pas que je ne peux plus en avoir. Il sait que je suis sortie de Carthage, mais il ignore l’existence des Machines sauvages. Il suppose que je suis venue chercher un nouveau contrat. Une condotta.
Tout ce qu’il peut savoir, ce sont les racontars de casernes qui prétendent que je suis une deuxième Faris. Que j’entends le Golem de pierre !
S’ils avaient des motifs d’arrêter d’utiliser la machina rei militaris – et il appartient à la maison Léofric, il le saurait ! – il aurait peur de moi.
Comme pour confirmer ses pensées, le harif Aldéric poursuivit avec calme : « Si j’étais à votre place, jund, je ne courrais pas le risque de me placer de nouveau à portée de la famille de l’amir Léofric. Mais notre général est une guerrière, elle aura peut-être un meilleur emploi pour vous, ici. »
Elle nota : la famille de Léofric, plutôt qu’un simple Léofric.
« Alors, le vieux est mort, hein ? » demanda-t-elle sans ménagement.
Dans le contraste cru entre ombre et clair de lune, elle vit Aldéric lever les sourcils. Quand il parla, ce fut encore sur le ton d’un professionnel s’adressant à une collègue :
« Souffrant, merci bien, jund, mais en voie de guérison. Que pouvions-nous attendre d’autre, maintenant que Dieu nous bénit de façon si claire ?
— Vraiment ? »
Un éclair d’amusement. « Vous ne pouviez pas le savoir, à Dijon. Dieu touche Sa terre, à Carthage, de la lumière de Sa bénédiction ; et chacun peut voir Son feu glacé flamboyer au-dessus des tombes des rois-califes. Un augure m’a dit que cela présageait la fin rapide de notre croisade ici. »
Elle cligna des yeux, songea : Il me croit sortie de Dijon ? puis : Une aurore au-dessus des tombes…
Au-dessus des pyramides.
L’aurore des Machines sauvages.
« Et vous prenez ça pour un signe de la faveur divine ? s’étonna-t-elle.
— Quoi d’autre ? Vous-même, jund, vous étiez là quand la terre a ébranlé la Citadelle et que le palais est tombé. Et, d’un seul coup, a paru le premier Feu de Bénédiction, et le roi-calife Gélimer a été épargné par le séisme.
— Mais… »
Pas le temps de formuler des questions : ils arrivaient à la suite immédiate du messager du harif (l’homme criait face aux gardes de ce qui était – Cendres le constata à leur livrée – les quartiers de la Faris). Ici, pas de tente : de simples rondins avaient été assemblés en un bâtiment long et bas, au toit couvert d’herbe, entouré de brasiers, de gardes et d’esclaves tirés de leur sommeil.
Sur le point d’insister, elle se tut quand une silhouette vêtue de blanc ouvrit la porte en arche et sortit.
À lui seul, le passage automatique des hommes au garde-à-vous lui aurait appris qu’il s’agissait de la Faris, mais la lune sur sa cascade de cheveux d’un blond argenté, descendant sur ses épaules jusqu’à ses cuisses, était immanquable. Cendres, observant sans encore être vue, profita de cet instant de flottement pour penser : Je ressemblais exactement à ça, avant de s’avancer, jambes longues et démarche dégingandée, les bras enveloppés dans son manteau, et de déclarer d’une voix enjouée : « Je viens parlementer. Tu as besoin de discuter avec moi. »
Absolument sans la moindre hésitation, la Wisigothe lui répondit : « Oui, en effet. Harif, conduisez-la à l’intérieur. »
La Faris tourna les talons pour repasser la porte. Seule sa tenue blanche, une lourde houppelande en fourrure de martre et en soie, couvrait son corps. Sans armes, tête nue, tout juste tirée de son sommeil, elle semblait néanmoins en pleine possession de ses moyens. Cendres trébucha sur les marches de bois, ses pieds engourdis par le froid.
Deux golems se tenaient là, encadrant la porte, tenant des lampes à huile dans leurs mains de pierre.
Ils auraient pu être de simples statues d’hommes : l’une en marbre blanc, l’autre en grès rouge sculpté. Une main artistique avait probablement modelé les bras musclés, les membres déliés et le relief du torse, conformé les traits aquilins. Puis, le bronze luisant et poli des articulations à l’épaule et aux coudes étincela sous la lumière, tandis que le golem de marbre élevait la lampe plus haut. Cendres entendit le bruit infinitésimal du métal lubrifié qui coulissait contre le métal. Le golem rouge répercuta le mouvement, déplaçant le poids énorme de son corps de pierre.
« Suivez-moi ! »
Sur l’ordre de la Faris, les deux golems lui emboîtèrent le pas, leur lourd déplacement faisant grincer le bois du sol. Une lumière papillotante dansait sur les murs drapés de tapisseries.
Cendres considéra le dos des golems. J’étais si proche. Tellement près du Golem de pierre lui-même, bordel, de la machina rei militaris…
Elle lança : « Vous avez besoin de me parler en privé, Faris.
— Oui, en effet. » Le général wisigoth s’engagea sans hésiter sous une arche tendue de rideaux de soie, et des mains écartèrent le tissu pour la laisser passer. Cendres, en la suivant, jeta un coup d’œil de côté et vit des esclaves aux cheveux clairs en tuniques de laine. Des esclaves de la maison, envoyés depuis la côte d’Afrique ; même un homme ou deux qu’elle connaissait de vue, de la maison Léofric. Mais – un rapide coup d’œil inquisiteur – ni Léovigild, l’homme, ni Violante, l’enfant.
Léovigild, qui a essayé de me parler dans ma cellule ; Violante, qui m’a apporté des couvertures.
Bien sûr, ils étaient peut-être morts.
« C’est agréable, non ? quand on acquiert assez d’importance pour ne pas se faire tuer immédiatement ? » demanda Cendres sur un ton goguenard, en entrant dans la chambre basse éclairée de lanternes, et en se laissant choir sur un tabouret devant le plus proche brasero. Pendant un moment, elle ne regarda ni Aldéric ni la Faris, rejetant son capuchon en arrière, se défaisant de ses gantelets et de sa salade, et tendant les mains vers la chaleur. Quand elle le fit, ce fut avec une expression de totale confiance. « Alors, on n’a pas encore enlevé Dijon ? »
Ce fut le harif qui bougonna : « Pas encore. »
Cendres ressentit un instant de vertige, où la tête lui tourna littéralement, en regardant le harif commandant Aldéric et en voyant comment il les observait, la Faris et elle. Des sœurs jumelles. L’une, tu l’as suivie à travers l’Ibérie, et tu as remis avec confiance ta vie entre ses mains, au combat. Et Vautre – tu lui as tranché la gorge quand elle avait quatorze semaines.
La main de Cendres bougea. Elle la reposa, ne voulant pas la porter à l’invisible cicatrice de son cou. Elle se contenta de sourire à Aldéric, et de le voir sursauter devant son visage balafré. L’expression de l’harif contenait encore de la sympathie, mais sans excès. Un professionnel, un soldat… À l’évidence, il se sentait déchargé de sa semi-responsabilité par la confession qu’il lui avait faite, à Carthage.
« Dijon n’a pas encore été prise d’assaut. » La Faris s’entoura le corps de ses bras, soulevant sa houppelande en se retournant. La lumière sur son visage parfait la montrait fatiguée, mais non hagarde ; la campagne était dure, mais elle ne mourait pas de faim.
« Ce ne sont pas les assauts qui mettent un terme aux sièges. Ce sont la faim, les épidémies et la traîtrise qui y mettent fin. » Cendres leva un sourcil, vers Aldéric. « Je souhaite discuter avec votre patronne, harif. »
La Faris dit quelques mots à Aldéric d’une voix douce. Celui-ci hocha la tête. Tandis que le gaillard quittait les lieux, la Faris fit signe aux esclaves, et resta debout alors que des hommes, qui effaçaient de leur figure leur réveil en sursaut, apportaient nourriture et boissons.
La longue salle contenait des tables pliantes, des malles et un lit coffre ; tout cela dans le style européen, sans doute le fruit de pillages. Parmi ces objets francs, la tenue de guerre du général wisigoth, l’argile rouge et le marbre blanc des golems semblaient incongrus.
« Pourquoi interrompre mon sommeil ? demanda la Wisigothe, soudain curieuse. Tu aurais pu attendre le matin pour trahir ? »
Tous les deux ? songea Cendres sans que rien ne transparaisse sur son visage. Sans que je dise rien – ils supposent tous deux que j’étais dans Dijon, tout ce temps ?
Mais bien sûr… c’est parce que la Faris aura aperçu sur les remparts des hommes portant ma livrée ! Et puisque je n’ai pas parlé à la machina rei militaris, celle-ci ne peut avoir révélé à la Faris où je me trouvais en réalité.
Elle croit que je suis venue lui livrer la ville.
Eh bien, qu’elle se figure ça. Je dispose d’une trentaine de minutes. Il me suffit d’entretenir ce doute chez eux pendant ce délai. De rester en vie tout ce temps.
Et dans l’intervalle, de faire ce pour quoi je suis venue.
La Faris la regarda un moment. Elle revint à la porte de la chambre, passant devant son haubert de maille accroché sur une forme, et donna à voix basse des ordres aux esclaves. Les hommes quittèrent la pièce. En se retournant, elle dit : « Les golems te réduiront en pièces si tu t’en prends à moi. Je n’ai pas besoin de gardes.
— Je ne suis pas venue te tuer.
— Je vais en douter, pour ma propre préservation. » La Wisigothe s’approcha encore, pour s’asseoir sur un fauteuil sculpté un peu plus éloigné du brasero. Ce fut lorsqu’elle s’assit, son corps s’affalant mollement sur les coussins de soie, que Cendres comprit combien la Faris était lasse. De longs cils d’argent s’abaissèrent un instant sur ses yeux.
Les yeux toujours clos, comme si elle achevait de longues réflexions, la Faris déclara : « Mais tu ne seras pas là, une fois que j’aurai pris la ville, n’est-ce pas ? Tu as trop peur qu’on te ramène à Carthage. Tu me hantes, ajouta-t-elle, de façon inattendue.
— Dijon, répondit Cendres sur un ton neutre.
— Tu dois avoir un prix, pour ouvrir une porte. » La Faris posa les mains dans son giron. La houppelande fourrée glissa en arrière, exposant ses jambes à la chaleur du brasero à charbon de bois. Une lueur rouge joua sur sa belle peau pâle. Une femme assurée, différant peu de celle que Cendres avait vue à Bâle.
En regardant les mains de la Faris sur ses genoux, Cendres vit que la peau au bord de ses ongles parfaits était déchirée, rongée ; des fragments de peau déchiquetés, avec la chair rougie qui apparaissait par-dessous.
« La sécurité de ma compagnie prime sur tout », dit Cendres. Comme s’il s’agissait d’une négociation normale – et si c’était le cas ? –, elle ajouta : « Nous sortons avec tous les honneurs de la guerre. Tout notre équipement. Donnez-nous pour condition de ne pas passer un contrat avec les ennemis de l’empire dans la Chrétienté. »
Comme si elle ne voulait pas regarder, mais sans pouvoir se retenir, la Faris croisa le regard de Cendres. Avec une irritation maîtrisée, elle répondit : « Messire Gélimer me presse ardemment. Des messagers, des pigeons, ainsi que la machina rei militaris. Accentuez le siège, forcez encore – mais d’autres commandants pourraient mener le siège, ma place est avec mes armées sur le champ de bataille ! Livre-moi la ville, et je suis d’humeur à t’en récompenser. »
Donc, Gélimer s’est bel et bien tiré vivant du palais. Merde. Voilà une rumeur de réglée.
Cendres envisagea brièvement de demander : Fernando, mon époux, est-il en vie ? et chassa à la fois cette pensée et la curieuse pointe de chagrin qui l’accompagnait.
Et combat-on toujours en Flandres ?
« J’aurais parié que Gélimer se serait dit : il faut arrêter la campagne pendant l’hiver, la croisade a réussi jusqu’ici, la situation peut bien attendre jusqu’au printemps. Dans l’intervalle, il se préoccupe de consolider sa place de monarque élu. » Cendres se frotta les mains, qu’elle avait froides. « Si c’est vraiment en Flandres que se passent les choses importantes, Gélimer ne te transmettra pas d’ordres. Tu es le jouet de Léofric ; Gélimer ne veut pas le faire paraître à son avantage, pour le moment. »
Elle jeta un coup d’œil pour vérifier comment la Faris prenait sa connaissance de la politique carthaginoise.
« Tu te trompes. Rien ne compte pour notre roi-calife, sinon la mort du duc et la chute de la Bourgogne. » Comme si elles étaient sœurs, la Wisigothe lui dit : « Père est souffrant ; il a reçu des blessures durant le tremblement de terre. C’est le cousin Sisnando qui dirige la maison. Je parle à Sisnando, à travers le Golem de pierre – il m’assure que Père sera rétabli bientôt. »
À la mention de la machina rei militaris, Cendres sentit sa nuque se glacer. « Tu peux toujours lui parler ? Au Golem de pierre ? »
Le regard de la Faris se détourna. « Pourquoi ne le pourrais-je pas ? »
Quelque chose dans le ton de sa voix fit se figer Cendres, respirant à peine, pour tenter de saisir chaque nuance.
« J’expose au Golem de pierre la situation tactique, et Sisnando et le roi me pressent de continuer ici. Je préférerais entendre Père me le dire… » Elle soupira, en se frottant les yeux. « Il doit recouvrer la santé, vite. Il me faudrait deux semaines, un mois, pour rentrer… Résultat : je ne peux pas quitter les lieux. »
Elle ouvrit les yeux : son regard sombre rencontra celui de Cendres. Celle-ci songea : Tu as quelque chose de différent, mais ne put déterminer de quoi il s’agissait.
« Tu as entendu les autres voix », déclara Cendres. Sans savoir, jusqu’à ce qu’elle s’entende le dire, que ce devait être vrai. « Tu as entendu les Machines sauvages !
— Sottises ! »
Un instant, la Faris parut prête à se relever d’un bond. Sa houppelande retomba un peu plus en arrière, révélant qu’elle portait sa camisole, avec une ceinture et un poignard attachés un peu n’importe comment : les marques d’une alarme soudaine, au réveil. Sa main s’abaissa pour caresser le manche du poignard courbe.
La Faris jeta un coup d’œil vers le golem le plus proche. La lueur de la lampe jouait sur ses membres en pierre rouge, son visage dépourvu d’yeux. « Les Machines sauvages ?
— Elles m’ont dit que le frère Bacon les avait appelées ainsi.
— Elles t’ont dit… » La femme hésita sur le mot. Sa voix se raffermit. « Je… Oui… j’ai entendu ce qu’a rapporté la machina rei militaris, la nuit de ton attaque contre Carthage. La secousse l’a perturbée, visiblement : elle ne m’a raconté qu’un mythe ou une légende que quelqu’un lui a lus un jour. Un fatras de sottises ! »
Cendres sentit ses paumes devenir froides et humides de sueur. « Tu l’as entendu ! Tu les as entendues !
— J’ai entendu le Golem de pierre !
— Tu as entendu quelque chose parler par le Golem de pierre », rectifia Cendres, en se penchant en avant avec une expression intense. « Je les ai forcées à me dire – elles ne s’y attendaient pas… Je ne peux pas recommencer. Mais tu les as entendues déclarer ce qu’elles étaient : feræ natura machinæ. Et tu les as entendues dire ce qu’elles veulent…
— Une fiction ! Rien d’autre qu’une fiction ! » La Faris se détourna sur son siège, si bien qu’elle ne regardait plus Cendres. « Sisnando m’assure que c’est une histoire inventée qu’un esclave a dû lire au Golem de pierre on ne sait quand – sans doute une rancune d’esclave. Il a fait exécuter nombre d’esclaves, en représailles. Une anomalie passagère, rien de plus. »
Oh, mon Dieu. Cendres contemplait la Carthaginoise. Et moi qui pensais que c’était moi qui m’ingéniais à éviter d’y songer…
« Tu ne peux pas croire une telle chose, Faris, lui dit-elle avec douceur. Là où il y avait une voix, j’en ai entendu de nombreuses. Tu les as entendues, toi aussi. Non ?
— Je n’ai pas écouté. Elles ne m’ont rien dit ! Je ne veux rien entendre.
— Faris…
— Il n’y a pas d’autres machines !
— Il n’y a pas que la voix du Golem de pierre…
— Je refuse d’écouter !
— Que leur as-tu demandé ?
— Rien. »
Pour un étranger – et Cendres imagine soudain cet hypothétique étranger, peut-être parce qu’elle se demande si des esclaves ou des gardes écoutent aux portes – cela semblerait singulier : deux femmes avec le même visage, discutant ensemble avec la même voix. Elle doit toucher ses cicatrices pour se persuader, chercher le hâle estompé qui entoure les yeux de la Wisigothe pour être sûre qu’elles ne sont pas la même personne, qu’elle n’est pas au même endroit que le bébé mort et la forêt des laies.
« Je ne crois pas que tu ne leur aies rien dit, déclara froidement Cendres. Quoi, même pas pour découvrir ce qu’elles sont ? »
Les pommettes de l’autre femme se colorèrent légèrement.
« Il n’y a pas d’elles. Que me veux-tu, jund ? »
Cendres se pencha en avant vers le brasero. « Je suis ta sœur bâtarde.
— Ce qui signifie ?
— Je ne sais pas ce que ça signifie. » Cendres sourit, rapidement, acerbe. « Au niveau le plus pragmatique, ça signifie que j’entends ce que tu entends. J’ai entendu les Machines sauvages me dire ce qu’elles étaient. Et je les ai entendues me dire pourquoi elles ont manipulé la maison Léofric durant les deux cents dernières années, pour essayer de t’obtenir…
— Non !
— Oh, si ! » Le sourire de Cendres brilla. « Tu es l’enfant de Gondebaud.
— Je n’ai rien entendu de tel !
— Ton… notre père, Léofric : on s’est servi de lui. On se sert de lui. » Cendres se leva. Elle jeta un regard soudain méfiant, vers les golems. Ils demeurèrent immobiles. « Faris, au nom du Christ ! Tu es l’unique, tu entends le Golem de pierre depuis ta naissance, tu dois me dire ce que tu as appris des Machines sauvages !
— Rien. » La femme se leva, elle aussi. Elle se tint pieds nus sur les fourrures jetées sur les planches de chêne grossièrement taillées, ses yeux au même niveau que ceux de Cendres. Sa tête se pencha légèrement sur un côté, en la scrutant. « C’est une invention d’esclave frondeur. Comment pourrait-il s’agir d’autre chose ?
— Cette guerre n’est pas la tienne. Ce n’est pas la guerre de Léofric. Ce n’est même pas celle du roi-calife, bordel ! » Cendres tourna le dos, pour arpenter la chambre de long en large, entrant et sortant de la lumière des lampes et de la chaleur du brasero. « C’est la guerre des Machines sauvages. Pourquoi ? Pourquoi, Faris ? Pourquoi ?
— Je n’en sais rien !
— Alors pose la question, bordel ! rugit Cendres. Tu obtiendras peut-être une réponse, toi ! »
Le plus proche golem remua ses pieds de pierre. Cendres se figea, en attendant qu’il retrouve une immobilité totale, comme elle aurait pu le faire face à un gros dogue, féroce et peu intelligent.
La Carthaginoise lui dit : « J’ai… entendu des voix. Une fois ! Et… C’est sans doute une erreur. Léofric la rectifiera dès qu’il ira mieux !
— Tu sais de quoi il s’agit… je parie même que tu les as vues, dans le désert… Aldéric a appelé ça La Bénédiction de Dieu…
— Tais-toi. » Le général wisigoth venait de s’adresser à Cendres avec une immense autorité. Un peu décontenancée, celle-ci interrompit ses allées et venues. Elle était en présence d’une femme qui avait mené une douzaine de campagnes en Ibérie avant même de mettre le pied en Chrétienté. Sans armure et sans armes, la femme n’en demeurait pas moins une guerrière. La seule faille dans son calme venait de son regard, fuyant, inadéquat.
« Considère les choses de mon point de vue, jund », déclara doucement la Faris. Sa voix tremblait. « J’ai trois armées sur le champ de bataille. Là est ma priorité. Cela me donne suffisamment d’ouvrage, vingt-quatre heures par jour. Je n’ai pas besoin d’aller me préoccuper d’une simple rumeur. Où se trouveraient donc ces autres machinæ ? Comment ne connaîtrions-nous pas leur présence, ni les amirs qui ont dû les construire ?
— Mais tu sais bien qu’il ne s’agit pas de rumeur : tu as entendu… » Cendres s’interrompit.
Elle ne m’écoute pas. Elle sait ce qu’elle a entendu. Mais elle refuse de l’admettre – même à elle-même.
Dois-je lui dire ce que je sais, moi ?
Un reflet dans un coin de la chambre se révéla être une autre forme, revêtue d’un harnois blanc. Cherchant à détourner l’attention de la Faris, Cendres s’en approcha. Elle tendit la main et toucha le plastron, fit glisser ses doigts sur le faucre jusqu’à la lame inférieure gauche, et la bande nouvellement rivée sur la tassette de cette armure milanaise totalement familière.
« Bordel de merde. Tu trimballes ça avec toi, hein ? Sur tout le trajet depuis Bâle ? Mais c’est vrai ; je suppose qu’elle est également à ta taille ! »
Cendres laissa courir ses doigts sur son armure personnelle, accrochée sur la forme, donnant une bonne traction sur la sangle qui bouclait la pansière sur le plastron. « Les boucles auraient bien besoin qu’on les fasse reluire. Avec ta palanquée d’esclaves, on pourrait se dire que tu y veillerais.
— Assieds-toi, mercenaire. »
À ce rappel de leur inimitié, Cendres se remémora le facteur temps, ne vit aucune pendule dans la chambre, n’aperçut rien de la lune par la porte couverte de tapisserie. Je n’en saurai rien, comprit-elle. Quand le chaos va commencer, je ne saurai pas si c’est John Price qui lance son attaque, ou le reste de la compagnie qui se fait pincer sur le chemin de la poterne.
« Tu sais que ce n’est pas une affaire d’armées, dit-elle en se retournant pour faire face à la Wisigothe. Si c’était le cas, tu affronterais les Ottomans, et pas la Bourgogne. Je ne sais pas ce qu’elles sont, je ne sais pas ce qu’elles veulent, ces Machines sauvages : mais leur puissance progresse. Tu dois savoir que ce sont elles qui créent les ténèbres, et pas une foutue malédiction de rabbin. Et maintenant, cela s’étend… »
La Faris secoua la tête, avec un chatoiement de cheveux défaits. « Je n’écoute rien !
— Est-ce qu’elles t’appellent : l’enfant de Gondebaud ? »
Des yeux sombres, sous des sourcils d’argent, l’observèrent avec une absence radicale de sentiment. La Faris lui déclara sur un ton mécanique : « Rien ne me parle, sinon la machine tactique. Tout le reste n’est qu’histoire, légendes que quelqu’un a un jour lues au Golem. Il n’y a rien d’autre qui me parle. »
Elle ne me voit pas, songea Cendres. Ce n’est même pas à moi qu’elle parle.
Est-ce cela qu’elle a dit à Léofric ? Le jour où c’est arrivé ?
Cette révélation fut subite, mais totale. Cendres imagina à la fois les premières questions hésitantes de la femme à son père adoptif, et les réponses immédiates, paniquées, du seigneur amir. Et maintenant, les dénégations de la Faris.
Mais depuis combien de temps Léofric est-il souffrant ? Depuis le séisme, il y a deux mois ? Christus ! Est-ce qu’il a été blessé au cours du tremblement de terre, ou s’agit-il d’autre chose ?
Et qui est ce « cousin Sisnando » ? Que sait-il, exactement ? Sur les Machines sauvages, sur tout ceci… Quelle est donc la gravité de l’état de Léofric ?
« Alors, qu’a dit Père de tout cela ? » demanda Cendres sur un ton sardonique.
La Faris leva les yeux. « Je n’irai certes pas le déranger pour de telles sottises, tant qu’il n’aura totalement recouvré la santé. »
Consciente de se trouver en terrain dangereux, Cendres se contenta d’observer la femme, sans rien dire.
Les Machines sauvages ont-elles déjà parlé par la machina, pour demander à la maison Léofric de la doter d’une garde ? Est-ce que je peux interroger la Faris sur ce point ?
Non. Je n’arrive pas à établir le contact avec elle. Quoi que je lui demande… elle ne veut pas en entendre parler. Elle s’est refermée pour les minutes à venir.
Et je ne sais pas ce qu’elle va répéter par le Golem de pierre.
La Faris s’enfonça dans son siège. La clarté orange des lampes à huile souligna son front, sa joue, son menton, son épaule. Elle se passa une main sur le visage. Un peu de sa lassitude s’en fut et, avec elle, curieusement, un peu de son autorité. Elle leva le regard vers Cendres, son expression empreinte d’une grave indécision.
« Ton confesseur t’accompagne-t-il ? » demanda soudain la Faris, dans le silence.
Cendres éclata d’un rire surpris. « Mon confesseur ? Tu vas me faire exécuter ? Ce n’est pas un peu extrême, comme réaction ?
— Ton prêtre, ce Gottfried, Geoffroi…
— Godfrey ? » Stupéfaite, Cendres lui dit : « Godfrey Maximillian est mort. Il est mort en tentant de quitter Carthage. »
La Faris plaça les bras sur le dossier de son siège, y appuyant son poids. Cendres la regarda lever les yeux vers le plafond de planches et de terre, comme si les réponses se trouvaient quelque part dans l’humus, puis les baisser à nouveau, pour affronter le regard de Cendres.
« J’ai… des questions que j’aurais posées à un prêtre franc.
— Il faudra essayer avec quelqu’un d’autre. On ne trouvait pas plus mort que Godfrey, la dernière fois que je l’ai vu, déclara Cendres avec rudesse.
— Tu en es sûre ? »
Un frisson qui n’avait rien à voir avec l’hiver se tordit dans le ventre de Cendres. « Quelle importance, un prêtre, pour toi ? Quand Godfrey Maximillian t’a-t-il rencontrée ? »
La Faris détourna les yeux. « Nous ne nous sommes jamais rencontrés. J’avais entendu son nom, à Bâle, en tant que prêtre de ta compagnie. »
Aiguillonnée, sur une impulsion, Cendres laissa échapper : « Tu reconnaîtrais sa voix ? »
Le visage de son interlocutrice changea subtilement de couleur ; on avait maintenant l’impression qu’elle ne se sentait pas bien.
« Tu es la seule autre, déclara la Faris subitement. Toi, tu entends. Toi et moi, nous deux. Par quel autre moyen puis-je avoir l’assurance que je ne suis pas folle, victime d’une insolation ?
— … Parce qu’on entend la même chose ? »
Ce fut tout juste un soupir : « Oui. »
Armure, golems, le camp wisigoth au-dehors : oublié, tout cela. Rien d’autre n’existe que cette découverte : Elle n’est plus en train de parler des Machines sauvages.
Une sueur froide rendit moites les paumes de Cendres. La bouche sèche, elle demanda : « Et toi, Faris, qu’est-ce que tu entends ?
— J’entends un prêtre hérétique, en train de me persuader que je devrais trahir ma religion et mon roi-calife. J’entends un prêtre hérétique me dire que ma machina rei militaris n’est pas digne de confiance… »
Sur ce dernier mot, monté d’une octave, elle s’interrompit net.
Presque dans un murmure, la Faris acheva : « J’entends des voix immenses, en train de tourmenter une âme d’hérétique. »
Cendres, retenant son souffle, libéra l’air avec lenteur et en silence par les narines. Les lampes aromatiques des golems alourdissaient l’atmosphère, à la fois froide et étouffante. Consciente qu’un mot ou qu’un geste pouvait tout gâcher, elle dit doucement : « Un prêtre hérétique… Oui, c’est ça ; ce doit être ça. Godfrey Maximillian. Je… l’ai entendu, moi aussi. »
À ces mots, la compréhension la frappa pleinement. Elle oublia momentanément où elle se tenait, se retrouva sous la tente d’état-major, avec son rêve de laies et de neige qui s’estompait, en train d’entendre une voix…
C’est vraiment lui. Godfrey, Godfrey, mort ; si elle l’entend, elle aussi, ce doit être lui !
Elle frotta le bas de sa paume contre ses orbites, l’une après l’autre, pour en exprimer l’eau. Rapidement, se remémorant la femme en face d’elle, elle reprit : « Et les voix immenses que tu entends sont les Machines sauvages.
— Un hérétique mort, et d’antiques esprits-machine ? » Le visage parfait de la Faris adopta une expression d’humour sarcastique, de crainte et de pardon, tout cela en une seconde. « Et tu vas me raconter, toi aussi, que je ne peux pas avoir confiance dans le Golem de pierre pour gagner mes batailles à ma place, à présent. Cendres, mais que pourrais-tu me dire d’autre ? Tu combats avec les Bourguignons.
— Et si tu me paies pour me battre du même côté que tes hommes, répliqua Cendres avec fermeté, je te dirai exactement la même chose.
— Je ne ferai pas confiance à une ennemie !
— Mais tu vas faire confiance au Golem de pierre, après ça !
— Tais-toi ! »
Le papillotement des lampes à huile jouait sur l’armure, sur la maille, sur les membres en pierre rouge du golem.
Godfrey, songea Cendres, abasourdie. Mais comment ?
« Je pourrais louer les services de tes hommes, dit la Faris d’un ton distrait, mais pas pour combattre sous tes ordres : j’aurais besoin de toi ailleurs. Père te réclame, ajouta-t-elle. Il me l’a dit, avant de tomber malade. Sisnando me dit qu’il exige toujours ta présence. »
Oh, putain, je veux bien le parier, oui !
« Ton père, Léofric, veut me disséquer, pour comprendre comment tu fonctionnes, toi. » Cendres leva les yeux pour découvrir une expression de stupeur sur le visage de son interlocutrice. « Tu ne le savais pas ? Il y tient probablement encore plus, désormais ! Si toi et moi, nous sommes capables d’entendre un mort… »
À l’extérieur, une voix beugla : « Aux armes ! »
Oh, Christus, pas maintenant ! C’est bien le moment d’être interrompue !
Un poing martela la porte principale du bâtiment de commandement. Cendres entendit des cris, ne quitta pas des yeux le visage de la Wisigothe.
« Peut-être, dit-elle, n’y a-t-il pas seulement Léofric et ce Sisnando qui désirent ma présence à Carthage. Est-ce que tu sais qui te donne des ordres, Faris ?
— Aux armes ! » mugit à nouveau une voix masculine, à l’extérieur, devant la porte de la chambre.
La Faris se retourna, brisant l’échange de regards avec Cendres, marcha vers la porte et écarta largement les rideaux, avant même qu’un esclave ait pu s’en charger.
« Rendez-moi un rapport précis, harif », demanda-t-elle sèchement.
L’homme d’armes, portant les insignes de harif sut sa livrée, hoqueta : « Ils attaquent le camp… !
— Quel périmètre ?
— Au sud-ouest. Je crois, al-sayyid[18].
— Ah. Ce doit être une diversion. Trouvez-moi le ka’id du campement des ingénieurs, mais d’abord, envoyez un message pour alerter le ka’id du camp est. Faites venir ici le harif Aldéric et ses hommes, tout de suite. Esclaves ! Habillez-moi ! »
Elle se rua à nouveau dans la pièce, frôlant au passage Cendres, qui dut reculer d’un pas pour garder l’équilibre. Ébranlée, cette dernière eut le temps de se demander : Est-ce à ça que je ressemble, quand je revêts mon équipement ?
« Je ne t’expédie pas à Carthage, pas encore. Père devra attendre. J’ai besoin de la ville. Je te renvoie à Dijon, jund. » La Faris leva les yeux des vêtements posés sur son lit avec un sourire bref, surprenant. « Avec une escorte. Juste au cas où tu tomberais dans une embuscade en cours de route. »
Me renvoyer à Dijon. Dans Dijon ?
Une poignée d’esclaves écartèrent Cendres, deux ou trois d’entre eux manifestant une vive surprise à sa vue et la reconnaissant. Ils entreprirent de dépouiller le général wisigoth de sa houppelande et de sa camisole et de l’armer, à même la peau nue.
« Tu me fournis une escorte ?
— C’est dans Dijon que ta présence est cruciale pour moi, en ce moment. J’ai besoin de la ville ! Nous discuterons encore. De ces… Machines sauvages. Et de ton prêtre mort. Plus tard. »
Cendres secoua la tête, en bredouillant, prise entre la frustration et la colère. « Non. Tout de suite, Faris. Tu sais ce qu’est la guerre ! Ne délaisse pas une tâche parce que tu estimes pouvoir t’en occuper demain. »
L’autre harif entra avec précipitation. « À présent, ils attaquent le périmètre à l’est, al-sayyid ! »
Cendres ouvrit la bouche, faillit s’exclamer, à haute voix, avec incrédulité : Deux attaques ? Elle referma la bouche.
« Et voilà la véritable attaque. Armez vos hommes ! Tu servais de distraction, pour permettre ces sorties hors de la ville ? Ma foi, tu peux encore avoir un prix ! » Sans attendre une confirmation, toujours avec un sourire mauvais pour couvrir son immense lassitude, la Wisigothe leva les bras tandis que ses esclaves abaissaient son haubert de maille par-dessus sa tête, et elle agita les bras, les jambes et le cou, jusqu’à ce que la maille se plaque par-dessus son corps.
J’ai besoin d’une heure, encore, avec elle ! songea Cendres, frustrée. Elle veut parler, je le sens…
Tandis qu’un enfant liait par des aiguillettes la taille du haubert à la ceinture de la Faris, celle-ci poursuivit :
« Aldéric te conduira jusqu’aux portes, une fois que nous aurons contenu ces attaques. Nous reparlerons, je te l’assure, ma sœur. »
Abasourdie devant la rapidité de tout ceci, Cendres se retrouva en train de sortir en titubant, descendant les marches vers le campement sous la lune, dans une agitation de lanternes, d’hommes qui couraient avec lances et arcs recourbés, de nazirs en train de beugler des ordres d’une voix rauque ; toute la confusion ordonnée qu’on pouvait souhaiter voir dans un camp surpris par une attaque de nuit. Le temps de coiffer son casque et de retrouver sa vision nocturne, Cendres était pressée d’avancer entre deux hommes du harif Aldéric, les bottes sonnant sur la terre givrée, vers la grande masse sombre des remparts de Dijon.
Elle ne peut pas me congédier de cette façon ! Pas sans réponses… !
Des torches se mouvaient en dehors de l’aire de détention improvisée. Les pieds de Cendres s’engourdirent dans ses bottes.
Quelque part vers l’est, elle entendit s’entrechoquer des lames d’acier.
Deux attaques ? L’une d’elles doit être la mienne. Je me demande si Robert a envoyé une force par la poterne, lui aussi ? Ce serait bien son genre. Le double de confusion.
« On se dépêche et on attend », commenta-t-elle à l’intention du nazir d’Aldéric, un homme petit et compact, vêtu d’une maille qui avait fait de l’usage. Il ne répondit rien, mais sourit brièvement. Les choses se passent de la même façon, dans toutes les armées.
Après une attente interminable, les rumeurs du combat s’éloignèrent. Plus rien, ensuite, sinon des torches qui se déplaçaient dans le camp wisigoth, des légionnaires en piquet d’incendie qui poussaient des exclamations, par frustration, des destriers qui hennissaient depuis leurs lignes. Cendres envisagea de demander si on avait également réveillé les cuisiniers, décida de s’abstenir, se surprit à faillir s’endormir debout, la prolongation de l’attente brouillant sa notion du temps.
« Nazir ! » Le harif Aldéric réintégra le cercle de lumière, adressa à ses hommes un bref hochement de tête, et tous se mirent en mouvement, Cendres cernée par huit soldats. Le froid contraignait son esprit à demi assoupi à retrouver sa lucidité.
Elle longea tant bien que mal des fossés, passa derrière des palissades, avec l’odeur de la terre et de la poudre qui lui emplissait les narines ; puis ce fut la rase campagne, au-delà des dernières barrières de défense. Devant elle, de l’autre côté d’une large zone de terre ravagée et mise à nu, des torches commençaient déjà à s’allumer – en hauteur, sur les hourds[19] accrochés sur les remparts, au-dessus de la porte nord-ouest.
« Bonne chance », lui souhaita le harif avec brusquerie. Apercevant brièvement le visage d’Aldéric, elle vit les derniers signes de cette amabilité inspirée par la culpabilité.
Lui et ses hommes disparurent à nouveau dans les tranchées, les ténèbres et les flammes.
« Putain de Dieu ! » sacra Cendres dans l’air froid.
Elle m’a laissée partir. Ouais. Parce qu’elle peut se le permettre. Elle m’expédie dans un siège. Parce qu’elle veut que je trahisse Dijon. Elle ne pense pas que j’irai où que ce soit.
Et elle s’imagine qu’elle pourra à sa guise me récupérer pour Léofric.
« Salope ! »
Cendres s’arrêta tout net, sur le sol malmené, labouré, inégal, enfoncée dans la boue jusqu’aux chevilles. Le vent froid faisait couler des larmes sur ses joues balafrées et transies. À travers le rembourrage de son casque, elle entendait la rivière couler quelque part sur sa droite : des eaux encore libres de glace. Plus près, dansant dans son champ de vision, elle vit des murailles se dresser à pic ; et devant elle, des lumières, au-dessus de la porte nord-ouest de Dijon.
« Ah, la salope ! Elle avait déjà mon armure. Et maintenant, elle a gardé ma foutue épée, en plus ! »
Une voix nerveuse partit des courtines au-dessus du pont-levis et des portes. « Sergent, y a quelqu’un au-dehors, en train de se marrer. »
Cendres s’essuya les yeux. Ah, bordel, on aurait dû les avertir de ma présence – c’est pas le moment de tomber sous le feu de mon propre camp !
« Y a une cinglée de pétasse enturbannée », commenta une deuxième voix masculine, invisible. « T’as envie de descendre tirer ton coup ?
— Holà, du rempart ! » Elle avança, à une allure tranquille, dans le cercle de clarté répandu à présent par les lanternes, gardant à l’œil les hommes prêts au combat et nerveux qui bordaient le parapet de la porte au-dessus d’elle. Elle plissa les paupières. Dans le mauvais éclairage, leur livrée était indistincte.
« Hommes de qui ? lança-t-elle.
— La Marche ! beugla avec arrogance une voix rude de bière.
— Et toi, qui t’es, bordel ? » demanda une autre voix, anonyme.
Cendres leva les yeux vers des arcs, des guisarmes, un homme en armure avec une hallebarde.
« Miséricorde du Christ Vert, n’allez pas me tirer dessus maintenant, leur dit-elle d’une voix mal assurée. Pas après ce que je viens de traverser ! Allez dire à votre patron qu’il va vouloir me voir. »
Il y eut un silence de stupeur totale et abasourdie.
« Te quoi ?
— J’ai dit : allez dire à La Marche, votre patron, qu’il va vouloir me voir. C’est le cas. Allons, ouvrez la porte ! »
Un des gardes bourguignons ricana. « Elle manque pas de culot, la garce !
— Qui c’est ?
— Je ne vois pas, messire. Pas avec ce manteau. C’est une bonne femme, messire. »
Souriant toujours, Cendres rejeta son manteau en arrière sur ses épaules.
Sur sa brigandine, d’un jaune sale, mais parfaitement distinct, la livrée au Lion azur brilla dans la clarté de leurs torches.
Une poignée de soldats bourguignons, l’épée tirée, la firent passer par l’huis à taille d’homme percé dans les grandes portes de Dijon et la poussèrent dans le noir. Il y avait des échos sur la pierre et une odeur de sueur, de merde et de torches de poix consumées jusqu’au bout.
Je suis entrée ! Je suis dans les murs !
Le soulagement d’une telle sécurité la rendit sourde, pendant une seconde, aux voix des hommes et des officiers.
« Ce pourrait être une espionne ! s’exclama un coutilier surexcité.
— Une femme travestie en homme ? Putain ! »
Un chef de lance bafouilla : « N… non, en août d-dernier, je l’ai v-vue parmi l’affinité du comte anglais… »
Cendres cligna des yeux, sa vision s’accommodant graduellement à la clarté des torches dans le long tunnel de la porte, et au faible éclat de lumière – l’aube ? des torches ? – dans l’arche de sortie.
Et je suis saine d’esprit. Ou – un sourire dissimulé par son casque et son capuchon – aussi saine d’esprit que la Faris, au moins, ce qui ne veut sans doute pas dire grand-chose.
Son sourire s’effaça.
Et c’est bien Godfrey… Grand Dieu : mais comment ?
Cendres ramena son attention, éleva la voix. « Il faut que je trouve mes hommes… »
Je suis entrée. Et eux ? Ah, bordel !
Et – si nous y sommes tous – à présent, comment vais-je me démerder pour nous faire de nouveau sortir d’ici ?